Cie Carna, Alexandre Blondel
Les créations d’Alexandre Blondel confrontent les corps dansants aux questions sociales. Son dernier diptyque Des femmes respectables / De la puissance virile est une illustration frappante de ces croisements entre sociologie, danse et théâtre.

La chorégraphe-sociologue
Partir du réel. Soulever des questions sociales et les porter sur scène. Alexandre Blondel cherche depuis quelques années à croiser démarche sociologique au long cours et création artistique. Son dernier né, Des femmes respectables, créé en janvier 2022 dans le cadre du festival Trajectoires à Nantes, a ainsi nécessité trois ans d’entretiens sur le terrain avec des femmes âgées, ouvrières, des invisibles confrontées à la violence de la maternité patriarcale et à l’esprit de sacrifice. Au plateau quatre danseuses s’en emparent, entre textes et gestes imprégnés faisant échos aux propos de ces interviewées. En juin 2021, était né De la puissance virile, trio introspectif pour trois interprètes hip-hop questionnant les stéréotypes appliqués aux danseurs de quartiers populaires, forcément puissants. « Je souhaitais raconter et analyser comment ces danseurs s’adaptaient au milieu de la danse professionnelle, quelles stratégies ils développaient pour s’intégrer et trouver des espaces d’existence. J’ai pensé ces deux pièces comme un diptyque autour du genre et de la classe sociale, qui me semblent indissociables. »
Alexandre Blondel a lui aussi d’abord été un corps puissant, passé par la pratique du cirque, du théâtre et de la danse hip-hop, ne croisant la danse contemporaine que sur le tard, tendance danse-théâtre à la Wim Vandekeybus, un modèle. La compagnie Carna a émergé en 2006 de ces croisements entre matières acrobatiques et textuelles. Au tout début, ils étaient trois créateurs. En 2010, la compagnie croise la route de Christian Caro, auteur installé à Poitiers avec qui est créé les Brûleurs de route, texte sur les migrants et l’exil, puis 3949, veuillez patienter, solo de théâtre physique sur mesure, qui connut une belle exposition médiatique lors du festival d’Avignon 2015. Seul en scène, Alexandre Blondel abordait par des évocations corporelles, les rapports si violents à l’administration et à Pôle Emploi. « Déjà je recherchais ce frottement entre texte et mouvement. Comment dire un texte et bouger en même temps ».
Un retour à l’université en master de sociologie – et même un projet de doctorat – achève le virage social de son travail, accompagné par les chercheurs Pierre-Emmanuel Sorignet et Eve Meuret-Campfort, qui participent tous deux pleinement à ses créations, dans la phase recherche comme dans la phase studio.
L’ancrage dans le réel se retrouve aussi dans les actions de territoire de la compagnie, implantée depuis toujours à Parthenay. « C’est mon territoire de prédilection ! », la compagnie y donne des ateliers hebdomadaires, mais collabore depuis longtemps avec les 3T à Châtellerault en termes de médiation. Il y a aussi de belles connexions avec Rouillac, La Rochefoucauld, Ruffec et Barbezieux où Alexandre Blondel a été artiste associé. Désormais, la compagnie construit des projets de territoire sur un rayon plus large avec des partenaires en Nouvelle-Aquitaine mais aussi jusqu’à Nantes et Roubaix.
Mais ce qui lui importe vraiment en ce printemps 2022, c’est la préparation du festival d’Avignon où il présentera, pendant trois semaines, Des femmes respectables au théâtre Golovine. Une visibilité importante pour ce travail chorégraphique au long cours, si singulier.
L’Affût : D’où vient ce désir de mêler démarche sociologique et danse ?
J’ai toujours eu une sensibilité pour l’actualité. Je ne suis pas un artiste hors sol, mais au contraire très ancré. J’ai eu envie, sur scène, de faire parler des gens qu’on n’entend pas médiatiquement et de soulever des questions laissées de côté. En creusant cela, j’ai collaboré avec des chercheurs, j’ai repris un cursus de sociologie. J’essaie de faire se frotter des disciplines qui ne sont pas vouées à se rencontrer.
L’Affût : Comment conjuguez-vous les temps de recherche et la création en studio ?
Pour moi, la clé c’est la temporalité et l’immersion dans un groupe social. Je m’appuie d’abord sur une bibliographie avant d’enclencher ma propre enquête sociologique. Sur Des femmes respectables cela représente un travail de trois ans ! Je fais ensuite un travail de sélection, de priorisation des thématiques. Avec Ève Meuret-Campfort, nous avons imaginé des séquences, fantasmé des choses au plateau. Ensuite vient le temps du studio, un travail de laboratoire, où l’on cherche avec les interprètes, des dialogues entre les corps et le texte. Pour ce projet, s’est vite imposée l’idée d’essayer d’incarner physiquement la dignité.
L’Affût : Est-ce de la danse documentaire comme on parle de théâtre documentaire ?
Non, on n’est pas qu’à cet endroit là. On s’empare des sources, et on en fait ce qu’on en veut. On y met beaucoup d’humour, de la distance aussi pour ne pas tomber dans l’écueil du misérabilisme.
L’Affût : Les personnes interviewées voient-elles la pièce ?
Oui, pour la première à Nantes, j’ai fait venir quatre d’entre elles, les plus proches géographiquement. On ne sait jamais comment elles peuvent réagir… J’étais ravi de leurs retours : elles ont trouvé ça à leur image. Elles ne se sont pas senties dépossédées, mais mises en lumière positivement. Elles étaient très émues.
Compagnie Carna
L’archipel, 7 rue de la citadelle 79200 Parthenay
Anne-Charlotte Mary : 06 83 76 15 75 – compagniecarna@gmail.com
carna.fr
Crédits photos : Des femmes respectables, Carna avec Émilie Camacho, Lena Pinon-Lang, Anusha Emrith, Camille Chevalier, photo Étienne Laurent carna.fr
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